LES CARTES POSTALES
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> MIJAS
Humiliation de la bonne conscience

Mijas province de Malaga.
Bijoutiers au clair de lune, Brigitte Bardot.

Pierre Verstraeten avait acheté une villa sur la falaise dominant la dépression du détroit de Gibraltar.
Nous faisons des conférences dans l’école du village, libre pendant les vacances scolaires, sous le regard attentif de jeunes espagnols qui ne peuvent guère respirer sous la férule de Franco.
Nous étions dans le village, adossés aux murs des ruelles étroites, attendant le passage de la procession de la vierge, portée sur un brancard couvert d’un tapis de fleurs.
Les chants et les cuivres annoncent son arrivée, la procession est précédée par la Guardia civil, fusil à l’épaule.
Nous regardons ce morceau de bois et ce que ressent avec profondeur la jeunesse qui nous entoure. La Guardia civil s’arrête et la procession marque le pas.
Nous ne bougeons toujours pas, ni les jeunes. Les fusils mis en joue les forcent à s’agenouiller.
Puis la procession reprend sa route et sa musique. La Guardia civil aurait dû nous donner un pourboire.

Dos au mur

Les six condamnations à mort du procès de Burgos seront les derniers clous enfoncés dans le cercueil de Franco, avait écrit alors Jean Borreil.
Carrero Blanco, amiral et vice-président du gouvernement depuis 1973, dauphin de Franco, est assassiné par l’ETA le 20 décembre. Les etarras avaient creusé un tunnel sous la route qu’empruntait sa voiture et l’avaient bourré d’explosifs. La chose fut faite et si bien faite que la voiture s’envola et retomba dans le jardin de la maison des jésuites voisine.
La mort de Carrero Blanco fait apparaître Juan Carlos comme le successeur de Franco qui arrache six condamnations à mort pour trois assassinats lors du procès de Burgos mais la peine des condamnés sera commuée avec l’arrivée du nouveau dauphin. Les clous commencent à être rouillés. Franco obtiendra l’exécution de Salvador Puig i Antich, jeune catalan membre des commissions ouvrières. Ce fut la dernière exécution capitale en Espagne, et dans le monde, par garrot.

Le dernier clou.

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> LA BOUSSOLE

Dans une ville étrangère où l’édition ou la réédition des plans urbains est rare ou n’existe pas, avant de vous engager dans une direction, munissez-vous d’une boussole pour enfant, l’axe qu’elle définit est suffisant et tranquillise la curiosité de la police, qui peut s’avérer malsaine.
Nous avons fait un voyage officiel pour préparer l’exposition de peintres albanais à Paris au Petit Palais en 1974, Michel Troche, Bernard Rancillac et moi. Nous étions encombrés d’un chauffeur et d’un interprète qui étaient des agents de la sécurité. Pas un pas sans les avoir sur le dos.
Leur zèle fut émoussé par la coupe du Monde de football et leur vigilance s’endormit. Munis de la boussole, nous partîmes, Rancillac et moi, droit devant nous. Nous avons été bientôt accompagnés d’une nuée d’enfants qui tournaient autour de nous. Nous n’avions que les regards pour échanger. Les enfants étaient loqueteux, manifestement marginaux.
Mais sans comprendre pourquoi, brusquement tous les enfants disparurent et nous nous sommes retrouvés seuls, Rancillac et moi, mais pas pour longtemps, car nous avons vu arriver interprète et chauffeur pour nous ramener au bercail.
« Ce ne sont pas des Albanais, ce sont des gitans. »
Sans la boussole nous nous ne serions pas assez éloignés du centre pour qu’une voiture de police ait à nous ramener à notre hôtel.

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> LES TROTTOIRS DE BAGDAD

C’est sur ces trottoirs que l’on perçoit une différence. Mais quelle différence ? Différence de développement ? Peut-être un archaïsme qui favorise la résilience et permet à une mosquée comme celle de Kerbala de servir des milliers de repas quotidiens.
Avancer droit (avec une boussole) vers la périphérie de Bagdad, et voir apparaître sur un trottoir dans le prolongement d’une rue une industrie lourde, un empilement de plaques de tôle, des trains de pneus en attente d’être montés sous d’énormes citernes de transport de liquides, du pétrole probablement, construites sur place à même le sol, et dont le volume transporté a augmenté depuis l’embargo consécutif à la guerre du Golfe.
Là, on se rend compte de la fragilité due au fait que nous avons morcelé nos compétences, que nous les avons délocalisées, disséminées pour des raisons économiques et de profit, ce qui nous éloigne les uns des autres et favorise les pertes de formation, de qualification.
Avons-nous encore les compétences ? Nous serait-il possible devant une adversité majeure, toujours envisageable, de faire face et de repartir ?

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> LA FABULATION DU CHEMIN DE DAMAS

Un texte.
Un lieu.
Le texte ne s’efface pas. Il s’enlise dans les commentaires qui le baignent dans le cheminement théorique vers une hypothétique clarté.
Le lieu est là et le ressusciter, le re-parcourir exige le même effort physique, la même dispersion du regard pour appréhender l’étendue de ses différentes dimensions.
Et toutes les fariboles qu’on peut écrire sur ce lieu n’effacent rien de sa réalité.
Saint Paul sur son cheval, avançant cahin-caha comme Véronique sur son âne dans l’opérette, quitte Jérusalem pour aller vers Damas.
Il tombe sur le dos, les bras en croix, d’après Le Caravage, embrassant de ses bras tendus le ciel indifférent.
Le tableau me semble un défi plus profond : comment faire entrer un cheval dans un châssis de 1 m 50 de large ?
Mais si on refait l’itinéraire de Saint Paul quittant Jérusalem, allant vers le nord, traversant la petite puis la grande Bekaa on arrive à Antioche. Telle est la révélation : le dos tourné à Jérusalem, l’avenir est à Rome.

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> LE BLOKHHAUS DE SADAM CITY

Saddam City est une ville de plus de 500 000 habitants de religion et de nationalité différentes dans la banlieue immédiate de Bagdad Elle abrite des familles prises en charge par le régime et recevant une allocation qui leur permet de vivre. Il y a là des chiites, des réfugiés palestiniens et des sunnites en marge du régime. Tous les enfants sont scolarisés. Quand arrive la guerre Iran/ Irak orchestrée par le gouvernement américain, celui de Saddam Hussein, dans la crainte d’attaques par les gaz, fait construire par une entreprise suédoise un internat dans la partie de la ville, Alanerya, la plus vulnérable à l’aviation iranienne. C’est en fait un véritable blockhaus de quatre étages enterrés dont les murs et les plafonds sont en béton armé de plusieurs mètres d’épaisseur, la partie la plus profonde servant pour la cuisine et l’intendance. Au-dessus les dortoirs puis les salles de classe et les salles de jeu. L’entreprise suédoise, quand le conflit éclate, fournit les plans du bâtiment à l’armée américaine. Il s’ensuivra un bombardement expérimental avec l’envoi d’une seule bombe qui perfore les trois plafonds et provoque une explosion à chaque étage successivement. On pouvait encore voir les traces des cheveux des enfants et des femmes collés par leur sang sur les parois des murs.
Tournent, tournent mes personnages.

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> CHEVAUX DE BOIS

Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

L’enfant tout rouge et la mère blanche,
Le gars en noir et la fille en rose,
L’une à la chose et l’autre à la pose,
Chacun se paie un sou de dimanche.

Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur !

C’est étonnant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.

Tournez au son de l’accordéon,
Du violon, du trombone fous,
Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.

Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.

Tournez, dadas, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds :
Tournez, tournez, sans espoir de foin.

Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que sonne à la soupe
La nuit qui tombe et chasse la troupe
De gais buveurs que leur soif affame.

Tournez, tournez ! Le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
L’église tinte un glas tristement.
Tournez au son joyeux des tambours !
(Paul Verlaine)

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> KARBALA et la civilisation des roseaux

Aux confins du Tigre et de l’Euphrate il existe une civilisation d’habitats, de fermes, de mosquées en roseaux ; les cultivateurs et les éleveurs subissent de plein fouet les conséquences de la Guerre du Golfe. L’utilisation comme armes, par l’armée américaine, des barres d’uranium sorties des piles atomiques quand le combustible est consommé, était une idée rationnelle, mais ses conséquences ne furent pas mesurées : l’apparition d’un isotope de l’uranium qui sous la chaleur de l’impact sur les carcasses des chars irakiens se cristallise et passe dans les sables que le vent emmène jusqu’au Yémen.

Dans ce monde d’éleveurs les effets sont visibles : les animaux naissent avec les poitrails non fermés et d’autres malformations. Les enfants en sont aussi victimes..

Cet isotope se concentre dans les reins et la vessie. On estime que plus de soixante mille G.I. ont été atteints et obligés de se taire pour ne pas perdre la prise en charge militaire de leur soins et de ceux de leurs familles.

Kerbala est un lieu de culte chiite. Deux espaces sont au moins aussi grands que la place de la Concorde à Paris : le premier est réservé au tombeau d’Hussein, le second à la mosquée, qui servait plusieurs milliers de repas par jour. Le gouvernement nous avait amenés là en car, pour que nous découvrions la majesté de ce lieu. Autour de nous, des Irakiens, des habitants de la région. Ils savaient que nous n’étions pas des Américains. Nous percevions dans leur regard la violence qu’ils subissaient. Ils nous regardaient sans bouger, cherchant dans nos yeux la culpabilité qu’ils nous transfusaient – une culpabilité si lourde que nous avons demandé à quitter la place et à regagner Bagdad.

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> BASSORA

Après que j’aie organisé l’exposition des peintres irakiens à l’Institut du Monde Arabe à Paris, en 2000, le gouvernement irakien m’a offert un séjour à Bassora dans un des palaces où les potentats des Emirats venaient boire. J’ai bénéficié à cette occasion d’une suite où on aurait pu loger dix personnes.

En fin d’après-midi l’air est saturé d’humidité, le degré hygrométrique est à son maximum. On a la sensation, quand on respire, que l’oxygène ne passe pas dans les bronches. Cela ne dure pas mais la durée est assez longue pour que l’angoisse vous saisisse.

Le Chatt-el-Arab

1.La rencontre de la plaque tectonique indo-persane et de la plaque tectonique arabique
2.100 statues de généraux + 1, qui pointent le doigt vers l’Iran.
-socle en ciment pour les généraux et en marbre pour Saddam Hussein
-la statue de Saddam Hussein devant la villa de son cousin surnommé Ali le chimique pour avoir gazé les Kurdes. Lors de sa pendaison, la surcharge trop lourde mise sur le corps d’Ali fait que sa tête se sépare de son corps. C’est un drame pour un musulman car Allah tire le corps par les cheveux. Si la tête vient seule, il n’y a plus d’accès à l’éternité.