Troisième Lettre à Eduardo Arroyo.

Question de méthode
Je ne reviendrai pas sur Les Ménines de Velázquez dont j’ai décrit ce que j’avais remarqué sur les radiographies de ce tableau dans Autobiographie par la forme. J’aurais dû garder ce texte pour ce projet où il avait toute sa cohérence.
Le rapport instinctif au sujet, cette remontée insupportable dont on n’a pas la maitrise, doit avoir un contrepoids, un nécessaire de survie ou mieux une méthodologie de la construction du tableau qui, pour ma part dans les années 1970, frôlait le formalisme.
J’ai pensé que la peinture se galvaudait, qu’elle reposait sur un métier que Marcel Duchamp appelle le prolongement de l’artisanat. Cimabue est d’abord un ébéniste. Le travail du bois est la mise en forme de ses projets. Pour prolonger cet artisanat comme l’a écrit Pierre Francastel intellectualiser les projets pour passer de la corporation des artisans à celle des professions libérales. Une conceptualisation s’introduit dans le tableau.
Le plan n’est pas ordonné.
Il faut y introduire un ordre et Alberti s’en chargera. La perspective est une mise en ordre par l’idéologie du peintre. Cet ordre dans le plan sera-t-il un outil pour préparer l’apparition de la démocratie ?
Il reste un dernier point pour moi indéfinissable, l’esthétisme qu’on peut renverser comme Jean Genet renverse le sacré.

J’avais lu le texte de Michel Suphor qu’il consacra à Piet Mondrian. J’avais vu des reproductions des Moulins où Mondrian intensifie la vibration du rouge sur des bleus sur un ciel lui-même morcelé de bleu et de jaune de cadmium citron.
Les arbres, le passage à l’abstraction géométrique, prenant un chemin parallèle au cubisme avec une indifférence à tout réalisme ; je restais indifférent à la suite de son travail.
Mais comme Bergotte regardant encore une fois la vue de Delphes pendant l’exposition de Vermeer au Musée du Jeu de Paume avant la première guerre mondiale voit un pan de mur jaune qu’il n’avait jamais remarqué...
J’étais dans l’exposition de Mondrian qui avait lieu au Musée du jeu de Paume dans les années 70. Je me promenais d’un tableau à l’autre passant et repassant, quittant une salle pour aller dans une autre avec le sentiment que je n’avais rien à prendre. La salle où je me trouvais était sombre. Le ciel était nuageux. Entre deux nuages le soleil entre dans cette salle et le tableau que je regardais passa, sous cette lumière, de reproduction à l’éclat de la peinture. Il y avait quelque chose à prendre et il me fallait le trouver pour repartir les mains pleines.
Dans Autobiographie par la forme j’ai montré qu’au début de l’élaboration de son espace Mondrian utilisait le nombre d’or. Parallèlement la découverte de l’emploi arbitraire des couleurs par les Fauves en particulier Van Dongen le conduisit en opposition pour le traitement de la lumière à des formes simples et de couleurs saturées ce qui entrainent quatre postulats :
Disjoindre couleur et forme.
Refuser la courbe et la couleur verte.
L’abstraction de la couleur, couleurs primaires uniquement.
L’abstraction de la forme, la ligne droite.
Ce qui l’éloigne des arbres, où il y a encore trop de subjectivité dans la construction du tableau.
La construction du tableau doit être rationnelle :
Trois méthodes,
Règles et compas.
Utilisation du nombre d’or.


Mode de construction d'un tableau

On considère dans le carré ABCD et le segment EF parallèle à un côté. Le rapport BF/FC est égal au nombre d'or. La diagonale AC coupe EF en S et le rapport SA/SC est égal au nombre d'or. Mondrian construit un deuxième carré A'B'C'D' de côté égal au segment SA et divise par E'F' ce carré en section d'or comme on l'a fait pour le carré ABCD. Mondrian fait glisser A'B'C'D' pour que la diagonale D'B' se superpose à EF et les deux points S des deux carrés coïncident Le segment E'F' se superpose AC. Les épaisseurs des traits du petit carré sont dans le rapport 3,4,5.
L’utilisation de ce nombre lui permet de générer un espace que l’on peut appeler espace ouvert qu’il abandonnera assez vite pour une grille plus stricte qui correspond à la division du plan en utilisant la suite de Fibonacci. Après viendront les carrés magiques. La somme des nombres d’une même ligne ou d’une même colonne ou encore celle des nombres des diagonales est la même. Mondrian remplace les nombres du carré magique par leur reste dans une division par 5. Les restes sont 0, 1, 2, 3, 4, donc 5 restes auxquels il associe une couleur soit par exemple 0 pour le noir, 1 pour le blanc, 2 pour le jaune, 3 pour le rouge, 4 pour le bleu.

Pour Mondrian la cohérence s’affirme sur des énoncés qui peuvent être discutés, sinon ce sont des gestes sans fin aux mains haricotées où les effets d’annonce se succéderont et chacun cherchera son quart d’heure de célébrité comme le prévoyait Andy Warhol.
Il faut avoir une méthodologie pour faire apparaître la part d’ombre de soi-même la plus cachée.
Cézanne avait préparé cette réflexion.
Je suis dans une datcha près de Moscou assis dans un fauteuil en cuir avec deux accoudoirs en forme de boudin parallèle à la fenêtre où j'ai rejoins les inutiles de l'érudition. La nuit descend lentement le ciel à l’horizon s’empourpre.
J’ai oublié de finir mon verre


La Datcha
de Gilles Aillaud, Francis Biras, Lucio Fanti, Fabio Rieti et Eduardo Arroyo

Maurice Matieu