PROLOGUE À UN MANO A MANO

Eduardo ARROYO

De temps en temps pour se donner une contenance les peintres se travestissent en torero et s’autoportraiturent parfois portant montera, épée et cape. Ainsi accoutrés ils vont même jusqu’à se faire photographier sous une mélancolique lumière d’après-midi, assis au cœur de leur atelier, regardant fixement devant eux, parfaitement prêts pour le combat inexistant, engoncés dans l’habit étroit du matador. Il ne s’agit pas à présent d’abandonner la métaphore tauromachique, car le peintre dans sa légendaire solitude rêve de de dialogues, de conversations, de mano à mano avec d’autres soldats du pinceau. Le mano a mano est une de ces célébrations traditionnelles, un de ces usages qui se succède, depuis la nuit des temps et qui apparaît dans les annonces de futures corridas et autres ferias à venir: deux matadors se partagent l’affiche et tuent trois taureaux chacun. Les aficionados suivent avec passion les vêpres de ces mano a mano exceptionnels et leur engouement, loin d’un emballement passager, se prolonge en rêveries et souvenirs.
Je suis un fervent de ce type de rencontre: deux artistes qui s’estiment décident de partager avec générosité le même catalogue et d’exposer ensemble. Ils acceptent cet accrochage très sain où les œuvres entremêlées occupent la même cimaise.
Tout au long des expositions qui jalonnent ma vie de peintre, j’ai participé à plusieurs mano a mano. Avec Hervé Télémaque par exemple, avec Bruno Bruni ou Luis Gordillo, ou encore avec Andreu Alfaro dans le pavillon d’Espagne de la Biennale de Venise de 1995. Souvent aussi j’ai pris part à des illustrations de texte ou à l’élaboration de décors de théâtre avec Gilles Aillaud. Avouons-le tout net, peu importe qui a coupé les oreilles, qui est sorti de la place sur les épaules des aficionados, et on se soucie encore moins de savoir qui n’a pas eu les faveurs du public un après-midi infortuné.
Cette réflexion me fait penser à Balzac qui nous raconte que “S’il n’y avait cette difficulté, ce serait comme disait un de mes amis à ses élèves qui se plaignaient de la peine que présentent les chefs-d’œuvres à faire en peinture: “mon petit, si ce n’était pas ainsi les laquais en feraient!” (Les petits bourgeois. La comédie humaine. Scènes de la vie parisienne. Volume VIII La Pléiade) C’est le fait même de descendre dans l’arène avec un semblable qui m’intéresse et me rempli d’espoir. Etant donné le périlleux de la situation.

Se montrer avec les autres donne de l’espérance, et participer à des sauteries collectives plus encore. Du genre de celles, plus ou moins réussies, qui avaient pour nom la Salle Verte, la Salle Rouge pour le Vietnam, Le journal de la veuve d’un mineur, respectivement montrées au Salon de la Jeune Peinture de 1965,1968 et 1971. Immanquablement, ces différentes éditions me font sourire et rêver, autant que l’Atelier Populaire (¡quel titre!) à l’Ecole des Beaux-Arts en grève en 1968. Je peux aller plus loin dans le souvenir et rapporter que j’ai aussi mélangé mes pinceaux à ceux de Gilles Aillaud et d’Antonio Recalcati pour La fin tragique de Marcel Duchamp et Une passion dans le désert. Pour La Datcha mes brosses se mêlaient encore à celles d’Aillaud, mais aussi à celles de Lucio Fanti, Francis Biras et les Rieti (père et fils).
Comment ne pas songer au catalogue du salon de la Jeune Peinture de 1966 où tous les membres du jury, dont j’étais bien sûr, se sont fait photographier en ce que nous pension être l’incarnation du luxe, en riches, en Crésus, en potentats, certains d’entre nous affublés de costumes, simples préludes à la douleur, la déchéance et la dérision.
Aujourd’hui s’annonce un nouveau mano a mano avec Maurice Matieu et j’entends déjà le clairon de las cinco de la tarde dans les arènes d’Arles, ville tautomachique par excellence où j’aurai l’honneur de défiler sur le sable à côté de mon ami au son des accords d’un pasodoble.
Parler du travail de Matieu n’est pas tâche facile, car il fait partie de cette équipée au sein de laquelle j’espère trouver une place, parmi les peintres qui en essayant de faire coexister peinture et politique, ont menacé leur propre survie et leur carrière. Des légionnaires rêveurs -quoi d’autre sinon?- qui n’ont pas hésité une seconde à compromettre leur succès éventuel en donnant des ailes à l’agitation et à la politique. Grâce à cela nous voici bien récompensés, encore aujourd’hui, par une bonne partie des fonctionnaires, collectionneurs, galeries et conservateurs de musée incapables d’avaler leur rancune: Gilles Aillaud, Guy de Rougemont, Pierre Buraglio, Antonio Saura, Francis Biras et quelques autres dont les patronymes finiront par me venir à l’esprit. Des hommes qui, au nom de la “collectivité”, ont saboté leurs propres chances de compter un tant soit peu dans l’histoire de l’art; naturellement, je devrais préciser dans l’histoire de l’art fausse et mensongère. Pour ma part, je crois avoir gâché trop de temps à ce rêve révolutionnaire et la restitution de mon passeport de réfugié politique m’a offert l’occasion de demander à la peinture de me rendre les heures dépensées inutilement à détruire le système. Pour autant je ne suis pas sûr que ce dernier ne me doive pas encore quelques minutes de mon rêve politique. Notre œuvre étant marquée à vie par ce que nous étions dans notre jeunesse, il n’est pas étonnant que toutes ces circonstances rendent parfois difficile et ingrate la lecture de notre travail.
Matieu a beaucoup peint et beaucoup féraillé et toujours il a essayé de traverser la toile pour savoir ce qu’elle cache; dans la distance et la solitude où nous vivons aujourd’hui je me demande même s’il a récupéré ces heures -perdues mais non regrettées- ce qui me le rend proche et amical.
L’œuvre est complexe comme toute œuvre qu’on veut accompagner de littérature et de réflexions, quand, comme un Matieu dépourvu d’évangiles ou de certitudes, on tente d’expliquer l’inexplicable, quand on se sent responsable et trop préoccupé d’avoir trahi et de ne pas avoir su être complètement transparent. La littérature aide mais complique aussi la peinture parce que l’écriture ne saurait être l’explication des œuvres, elle ne peut qu’en être le complément et parfois la protagoniste. Le mystère de l’œuvre demeure insondable, même si parfois, comme lui, nous insistons à macher et remacher l’impossible (Pavés portugais. Le personnage s’enfonce, à terme il sera confondu avec le pavage qui gagne comme l’herbe l’espace entre les pavés des rues de Paris, indifférent).
Cela sent la peinture qui nous révèle notre impuissance mais aussi notre grandeur. Ceci dit, je considère ce tableau comme l’emblème d’un rêve de peindre qui se fait matière.
Ces pavés de Paris interrompus dans leur dessin par des traces incomplètes, c’est de la peinture, du craquelé, de la porcelaine cassée, de la dévastation et de la littérature. C’est dans la répétition obsessive des pavés que Matieu aspire à dévoiler l’objet lui-même. C’est que pour nous l’accumulation est parfois le seul moyen de nous attarder sur le détail, d’insister comme Joseph Roth à propos de Berlin: “La miniature des parties est plus impressionnante que la monumentalité du tout.”
Je me réjouis que Matieu prononce le nom de Derain, si oublié, si nié, surtout à cause de ses voyages intempestifs et quasiment inexplicables; je suis proche aussi de son Goya avec ses désastres, dont il fait bon usage en avançant ce que représente ce chaos. Masses informes de matière innégociable mais avec des yeux bien vivants qui nous regardent et nous demandent des comptes. Corps abandonnés a demi enterrés après avoir servi, exprimés comme des poignées de viande hachée dans la main fermée. Corps dont on ne voit plus l’utilité et regards qui nous empêchent de les regarder droit dans les yeux. En somme dans sa quête impossible Matieu, pour parler clair et pour nous faciliter l’approche, brouille les pistes entre l’abstraction et le réel. Otages irrécupérables. Traces dans le pavé où on devine la pression de la botte de Van Gogh sur le macadam et le dessin sur le sol exécuté par le balai de Fautrier… Otages que nous sommes.

Eduardo ARROYO