Rencontre

Cette réflexion s’adresse surtout à ceux qui aiment la peinture. Je laisse de côté ceux qui, à tort ou à raison, la critiquent ou l’interprètent. Ils ont évidemment leur mot à dire. Mais justement, il arrive que l’on aime la peinture parce qu’elle nous prive de mots. Paradoxe, puisque c’est par des mots que nous nous proposons de montrer ce dont la peinture nous prive. Comment en irait-il autrement ? Nous ne sommes pas peintre. Nous parlons de peinture à ceux qui ne sont pas peintres. Il ne nous reste que des mots. Or, il se pourrait bien que ce qui fascine les non-peintres, dans la peinture, c’est le caractère même de la peinture, à savoir son mutisme. La tentation est grande, chez les critiques, de la faire parler. Tandis que chez ceux qui aiment la peinture, la question est tout autre : pourquoi cette peinture, et non pas une autre, m’a-t-elle laissé si souvent sans voix ? pourquoi suis-je resté si souvent dans l’impossibilité d’en dire quelque chose ? Pourquoi me suis-je trouvé si bête lorsque j’en parlais ? Devant une peinture de Matieu, il y a ce par quoi nous sommes renvoyés à notre propre bêtise et c’est un très curieux rendez-vous avec nous-mêmes : l’instinct qui veut qu’on puisse absolument tout comprendre, tout articuler, tout représenter, cesse d’être infaillible. Une fissure s’engage dans les propositions. Et comme il n’y a pas de langage sans propositions, comme devant cette peinture, les propositions du langage parlé, écrit, tantôt nous embarrassent, tantôt tombent comme des masques, nous perdons de vue nos jugements, c’est-à-dire nos points de vue. Si le caractère générique de la peinture est le mutisme, le caractère spécifique de la peinture de Matieu est de nous faire perdre nos points de vue. Si les philosophes font un travail qui va en ce sens, défiant les repères et la parole de la doxa – devant la philosophie, la doxa reste sans voix et il y a de quoi- ceux qui aiment la peinture de Matieu seront probablement des philosophes. Mais devant cette peinture, les critiques d’art, qui ont plutôt pour mission d’encadrer et de faire parler la doxa, resteront sans voix. Cela explique son silence sur un peintre majeur. Nous ne confondrons pas le silence de la critique et le mutisme de la peinture qui lui répond. Nous ne superposerons pas davantage notre impuissance d’en parler. Celle-ci est particulière : nous aimons la peinture parce qu’elle nous délivre de la tyrannie des mots. Et cependant, nous ne sommes pas peintre. Nous devons donc parler de ce dont la peinture nous exempte.

Comment rencontre-t-on un peintre parmi tant d’autres ? Et pourquoi un peintre ? Supposons que ce soit par hasard. Cela a un avantage. C’est que chacun d’entre nous a fait, peu ou prou, l’expérience du hasard. C’est-à-dire d’un coup de dés. Tant que les dés ne sont pas tombés, toutes les rencontres se valent, aucune ne s’impose. Mais il y a un terme au lancer de dés. Ce terme est chiffré. Les jeux sont faits. On ne sait sans doute pas pourquoi. On peut y lire une combinaison. Un pas de plus. Dans les chiffres, on déchiffrera un principe : une combinatoire. Combien de dés ont-ils roulés, à ce moment-là, sur le tapis vert, sur le plan, sur cette coupe d’existence, pour provoquer, en peinture, cette rencontre-là et non une autre, entre un peintre et un non-peintre ? Il devait y avoir cinq dés pour constituer les enjeux, pour réunir les intercesseurs autour de la table. On conviendra, et c’est une simple convention, que les joueurs sont aussi acteurs. Cela pour éviter que le hasard soit simple synonyme de destin. Il est vrai qu’un acteur peut être la marionnette articulée d’un destin. Mais ce n’est pas de cette tragédie dont nous discutons. Ou c’en est d’une autre. Celle de la guerre qui oppose la France à l’Algérie. Dans ce contexte, les dés sont lancés. La première direction du lancer est évidemment politique. J’ai rencontré Matieu par hasard, parce que politiquement, la tragédie de la guerre d’Algérie le plaçait dans une posture éthique qui questionnait le non-peintre que je suis. Mais pourquoi ? Parce qu’au premier dé lancé, donnant le timbre du rapport politique, de sa résonance intellectuelle, correspond le lancer du second, dans sa dimension philosophique. Une trame philosophique depuis longtemps dirigeait mes inquiétudes, mes doutes ou plutôt attirait mes regards d’adolescent, puis d’adulte, sur ces conflits qui ont extraordinairement agité les rapports entre philosophes et artistes depuis que Platon avait chassé ces derniers de la cité idéale. La posture politique de Matieu (premier dé lancé et personne ne lance les dés, c’est à cette condition que les joueurs restent des acteurs) renvoyait au conflit sans cesse déclaré, sans cesse larvé qui oppose et parfois rassemble dans une ultime geste, chanson de geste, le philosophe et l’artiste au sein de la polis. Mais je ne suis pas philosophe. Je ne suis pas philosophe de formation. Là encore, j’ai rencontré les philosophes par hasard. Un hasard qui a tissé une filiation. La filiation est pour moi : fragments (donc fractale), essais (une joie un peu sportive, comment transformer un essai ?), pensées (art brut), rêveries, (ipséité et locus solus), journaux, (désespoir du quotidien). En gros : fragments, (les stoïciens), essais, (Montaigne, mais tout Montaigne), pensées (l’anti-humanisme de Pascal), rêveries, (les soliloques fous de Rousseau), journaux (l’acier de l’œil de Kierkegaard). Je conviens que ce n’est pas de fragments en essai, de pensées en rêveries, ni dans la lecture du scandale quotidien, qu’on devient philosophe. Mais de fragments en essai, de pensées en rêveries, confronté à la lecture de la dure guerre d’Algérie, le poète que je ne suis jamais devenu – n’oublions pas le mot de Nietzsche : les poètes ont toujours été les valets de pied d’un pouvoir quelconque !-, pouvait rencontrer le peintre Matieu. C’est le lancer du troisième dé. Sur ce plan, sur celui de la poésie, je n’entends qu’un seul coup, mais un coup fatal : le kaïros, défini par le pseudo-Aristote comme la rencontre de l’instable et du moment opportun. Nous voilà arrivés au gué de la rencontre. Avant d’être peintre, Matieu fut mathématicien et l’instable fut l’objet de ses recherches, comme en poésie, l’instable est le réquisit du moment opportun, c’est-à-dire du poème. L’intuition poétique et l’intuition mathématique ont ceci en commun – quatrième lancer de dés- qu’elles ont pour allergie la logique et le sens commun. Le lancer final, le dernier coup chiffré de la combinatoire, s’arrête sur la peinture de Matieu en laquelle je reconnais tous les coups précédents. Reprenons notre notion du hasard. Les dés ont été lancés. Ils sont retombés. Une rencontre a eu lieu. Un principe en est extrait. Celui de la combinatoire qui oblige de temps à autre des individus (ici, lui et moi) à affronter des violences : celles que leur font à leur insu, la force politique, l’obligation éthique de repenser le monde sous peine de perdre son âme, la tension des idées et des formes, sous peine de perdre toute joie esthétique, l’expression en intuition mathématique de ce que l’intuition poétique affronte devant le chaos ou l’instable ou le désordre du monde, des mondes, enfin l’idée naïve que tout ceci s’inscrit, pour moi, à un moment donné, dans un champ ou un chant pictural, comme on voudra. La part du hasard reste complète. Mais sa palette est justement complétée par la nécessité d’une rencontre : un peintre et un non-peintre restent sans voix devant une puissance de vie qui pourtant fait signe. Ce signe demeure pour nous un fond sombre. La clarté réside dans le seul fait de l’évoquer. Ce qui est à la fois toujours trop et jamais assez. Se peut-il que nous trouvions une proposition intermédiaire ? Je suggère que l’expérience en peinture de Maurice Matieu s’entende comme celle d’une « dé-ontologie ». Ce qui nous fait signe alors, sur le mode de la rencontre, c’est ce qui se détache du fond sombre où la métaphysique occidentale avait enseveli le rapport du philosophe à l’artiste. Il faut juste rappeler que les Idées de Platon ne sont pas des pensées. Elles n’ont rien de subjectif. Ce sont des modèles ni pensés ni créés. Tout ce que peut faire le démiurge, c’est de garder les yeux fixés sur ces Idées et, dans son œuvre, leur rester le plus fidèle. Seuls ces modèles sont à proprement parler. Seuls ils disent ce par quoi tout chose, selon son degré de perfection, participe de l’être. En bas de la hiérarchie du faire, l’artiste n’a plus à reproduire que le reflet de la fidélité à la perfection ontologique des Idées. Deux voies s’ouvrent à lui. Au mieux, il aura recours à l’icône, au pire au simulacre. Dans le premier cas, il s’approche des essences. Ce sera Malevitch. Dans le second, il devient le technicien des apparences. Ce sera Magritte. Dans un cas comme dans l’autre, il y a récognition : soit sur le mode des essences, soit sur celui des apparences. Nous sommes en terre ontologique ou ontique, l’une ne se dessine pas sans l’autre, et dans la bi-répartition autorisée depuis la pensée platonicienne et aristotélicienne : l’icône fait signe de l’essence, le simulacre fait signe de l’apparence. Dans l’expérience picturale de Matieu, ce que j’appelle la dé-ontologie consisterait à briser la symétrie que la métaphysique à imposer à l’art entre l’icône et le simulacre : dès lors qu’une œuvre ne renvoie à aucune essence, elle cesse d’être iconique, mais du même coup, elle n’a plus rien à simuler puisque si les essences s’effondrent, les apparences disparaissent. Ce qui fait signe, c’est donc un tableau ne participant ni à l’essence ni à l’apparence constitutives de nos opérations de cognition. Et c’est l’impossibilité aussi d’une récognition. Or, cela ne se produit pas sans pervertir l’ensemble du tissu plastique occidental. Si celui-ci n’est plus le revêtement de l’être, c’est qu’alors le mot de Valery s’entend à la lettre. Le profond, c’est la peau, c’est la surface : dans le quotidien. La plastique devient le politique du quotidien. Elle balaie le temps, elle balaie l’être du champ du quotidien. Par là, elle rejoint la philosophie, mais toute spinosiste. La connaissance du troisième genre, la connaissance intuitive : de L’Ethique à la dé-ontologie, le pas est franchi. La rencontre n’en finit pas d’avoir lieu dans des œuvres qui n’en finiront pas d’ajouter une touche au désœuvrement libre et joyeux de l’intuition poilitico-créatrice. Et cette intuition est d’une nature très particulière. Elle vient, chez Matieu, de son expérience précoce des mathématiques. Quelle intuition fournissent donc les mathématiques ? Celle qui donne des représentations de l’univers sans porter sur des qualités sensibles. Mais alors qu’est-ce donc qu’un objet comme l’univers dont on peut dire qu’il est sans qualités sensibles et constitutif de connaissances ? C’est un objet sur lequel l’éthique n’a aucune prise. Et puisqu’il renvoie à un connaissant partiel, s’adresse-t-il à un sujet sans éthique ? Le risque n’est pas exclu. Or ceci réactive l’urgence du politique. Le politique supplée à l’éthique ou pour tout dire s’y substitue. Qu’un objet de connaissance soit sans qualités sensibles signifie seulement que, sur le mode de la contingence, il peut toujours être autre que ce qu’il est. Ainsi se joue le processus de la dé-ontologie. Si les mathématiques se taisent sur ce que les choses sont, elles livrent néanmoins l’intuition de ce qu’elles deviennent. Et si l’éthique, fort de ce que le contingent n’est pas une matière où elle peut prendre greffe, n’entre plus dans l’objet de nos connaissances, le politique, la polis, comme embouchure où nos objets de connaissance refluent, est requise. A une condition, c’est que le politique distribue, donne une place à chacune de nos connaissances et pour chacun de leurs objets. C’est ce qu’elle ne peut faire sans des connaissants partiels qui se donnent des représentations, aussi aléatoires qu’on voudra, de ces places et des objets qui l’occupent. L’affaire de ces représentations est celle de l’artiste et du poète. Le passage de l’éthique au politique se fait toujours entre artiste et poète, dans l’attention et les tensions qui les opposent au métaphysicien. Il y a des intercesseurs : logicien et mathématicien sont les homoncules qui servent et desservent les uns les autres. Matieu est le détecteur de cette attention et de ces tensions. Aux uns et aux autres, dans ses toiles, il donne rendez-vous.
Philippe Sergeant