LES AVATARS

Sotie

Il y a les Dieux, la première génération, celle qui ne disparaît pas et qui a tous les pouvoirs de son autodéfinition. Il faut bien un début. Mais qui suppose une origine supporte le fardeau de sa fin.

Ils sont seuls, où ? Dans un espace qu’ils ont élaboré pour eux. Je les vois aériens, ventilés, dans les bleus pastel insupportables même un peu délavés. Que font-ils ? Mystère. Ils sont là. Ils durent. Ce sont les fondateurs mais il n’y a aucune possibilité de remettre en question ces pouvoirs dont ils n’ont d’ailleurs pas conscience. Ils sont comme le bleu délavé, une couleur. Ils durent dans une immobilité qui ne leur pose aucune question. Ils n’attendent rien, mais ils ont des besoins, ou, au mieux, des exigences. Ils décident de s’entourer d’un personnel pour les servir, pour veiller à la sérénité de cette première génération.

Il ne peut y avoir permanence sans subordination. L’égalité est terne.

Une touche d’humiliation leur fait relever la tête, s’ils en ont une. Leur longévité. Le maintien de leur quiétude, de leurs discussions, avec comme seul but : ajouter un commentaire à un commentaire.

Ils en concluent qu’il faut créer une autorité en creux qui les légitimerait.

L’aréopage se réunit après avoir hésité, et décide de créer ex nihilo une sous-couche de Dieux, des Dieux de seconde zone, pour veiller à leur entretien, à leur distraction, en un mot à leur confort.

Les Sousdieux sont créés avec comme devoir l’observance et comme pour les Dieux de la première génération, l’éternité est à eux. Ils s’agitent pour combler les Dieux. Ils inventent la chaleur, les fleurs, les abeilles, les odeurs, le confort d’être ensemble, le vent et ses caresses, la musique du vent et les oiseaux ; suivant leur humeur et pour parfaire leur soumission, ils leur offrent des peluches à quatre pattes et une queue et des oreilles plus ou moins longues avec la possibilité d’émettre des sons plus ou moins harmonieux, plus ou moins agressifs, plus ou moins langoureux dont la liste s’allonge de jour en jour dans un seul but : plaire aux Dieux, les étonner, eux qui n’ont besoin que de silence pour communiquer.

Les Dieux sont ravis de l’intelligence de leur invention et ils découvrent le plaisir de durer. Mais cette idéalité à un revers pour les Sousdieux : le travail. Ils peinent à satisfaire les demandes de plus en plus exigeantes des Dieux. Ils ont compris ce que l’éternité sera pour eux. Mais à terme l’existence des Sousdieux pose aux Dieux la question de leur propre éternité. Il va falloir envisager ce qu’éternité veut dire. Leur omniscience est un monde clos.

Les Sousdieux ne sont pas démunis de possibilités et l’un d’eux, plus malin que les autres, se met en tête de créer une troisième catégorie, les Avatars, pour faire le travail que les Dieux exigent. Il décide de leur donner une apparence, ce que ni les dieux ni les Sousdieux n’ont jamais envisagé pour eux-mêmes.

Il essaie de réaliser des Avatars en fil de fer, en bois. Mais la maîtrise des articulations est difficile. Le jeu des articulations est possible avec de la cire d’abeille pour le bois, mais impossible avec le fil de fer. Quatre appendices, deux pour se déplacer, deux pour saisir et travailler. Une autre possibilité est de remplir des sacs de foin séché dotés des mêmes appendices, plus une boule fixée sur le haut du sac. Il reste à mettre au point un premier organe pour qu’ils puissent se repérer et utiliser leurs appendices avec précision, et un second organe pour répéter les consignes qui leurs sont données. Ce sera la fonction de la boule au-dessus du sac entre les deux appendices. L’Avatar pourra tourner la boule sans entraîner le sac, tourner le sac sans entraîner les deux appendices du bas. À la différence des peluches, les sons que les Avatars émettent ne sont destinés qu’à eux-mêmes. Pour parfaire cette construction le Sousdieu leur apprend à utiliser ces sons pour communiquer entre eux. En fait il leur octroie la parole uniquement pour les asservir, pour contrôler leur obéissance.

La conscience de la grandeur que s’accordent ces Dieux et ces Sousdieux les empêche de penser la médiocrité de leur propre état. Longévité, longévité pour rien, la conscience de leur durée : humilier.

Ni les Dieux ni les Sousdieux n’utilisent un quelconque moyen de communication. La colère est leur seule expression. Leur permanence passive les a habitués à attendre. L’étendue du temps est telle que tout arrive.

Premier vice de construction.

Le Sousdieu emmène ses deux Avatars, l’un en bois, l’autre en foin sur place pour leur donner les consignes et les voir évoluer. Ils travaillent en fredonnant, exécutent avec application tout ce que le Sousdieu exige d’eux.

Les autres Sousdieux voient d’un œil à la fois curieux et inquiet la subtilité de ce premier fabricant d’Avatars mais leur construction est un travail pénible, laborieux, fastidieux. Ils pensent d’abord le dénoncer aux Dieux et les laisser décider. En cas de refus, ils risquent de se retrouver à la tâche. Il est donc préférable de garder les choses en main, de munir les Avatars d’organes de procréation, d’être eux-mêmes leur propre géniteur et, toujours dans l’idée de leur dépendance, de les différencier pour leur accouplement. Ainsi, pendant un temps au moins, les Avatars pourront les uns relever la tête, les autres la baisser. Les Sousdieux se trouvent à la tête de tribus d’Avatars qu’ils veulent différencier pour affirmer leur propriété. Chaque Avatar choisit une couleur, le blanc, le basané, le rouge et le noir et pour chaque couleur la possibilité d’un échéancier de nuances, de dégradés pour en augmenter le nombre.

Les Avatars travaillent bien, mais dès leur tâche accomplie, ils font la fête et la mobilité de leur tronc les entraîne dans la danse. C’en est trop pour la tranquillité des Dieux.

Ils convoquent les Sousdieux pour faire cesser ce tintamarre en menaçant d’éradiquer les Avatars si rien n’est fait. L’éventualité d’un retour au travail pour assurer à nouveau le confort des Dieux mobilise les Sousdieux. De nouveaux Avatars ne cessent de naître, à l’évidence leur nombre ne peut qu’augmenter. Une solution l’étêtage mais comment arrêter cette hémorragie ascendante, ce geyser d’Avatars ? Pour maintenir le renouvellement il faut inventer une disparition qui irait de soi. S’il y a une origine, il y a une fin. Il faut programmer chaque Avatar pour une durée aléatoire d’activité. Les Avatars redeviennent du foin ou du bois, pourrissent sur place. On peut les brûler dans un rituel annuel, histoire de maintenir les Avatars dans une anxiété permanente. Les Sousdieux et donc les Dieux profiteront de ce calme retrouvé.

Mais ils se trompent avec l’invention de ce qu’il faut bien appeler la mort. Tout devient prétexte à fête. Le coït devient une activité permanente et le nombre d’Avatars connaît une croissance exponentielle. Le travail s’en ressent et le bruit devient permanent. Les Dieux n’en peuvent plus et décident de prendre les choses en main.

Les Dieux savent tout sans avoir conscience de savoir. Pour avoir cette conscience il faut faire l’effort d’apprendre ou d’observer.

L’humiliation, l’asservissement sont les modèles de leur intervention.

Les algues rouges.

Les algues rouges, oscillatoria rubescens, se développent aussi bien dans les fleuves que dans les points d’eau. Les algues donnent à l’eau une couleur rouge pourpre et la puanteur qui accompagne leur décomposition est due à la production d’acide sulfurique qui tue les poissons.

Les grenouilles fuient les points d’eau contaminés par une bactérie charbonneuse dont le développement a été favorisé par la putréfaction des poissons morts. Les grenouilles contaminées vont mourir sur tout le territoire en répandant une odeur de pourriture qui incommode les Dieux.

Pour boire les Avatars s’éloignent des mares et des fleuves et rouvrent d’anciens points d’eau asséchés où sourd une eau claire et sans odeur.

Les Dieux convoquent à nouveau les Sousdieux et les obligent à enterrer cette masse putréfiée ; ces derniers se débarrassent à leur tour de cette corvée sur les Avatars.

La disparition des grenouilles provoque une invasion de taons et les Dieux ajoutent une dose en transformant les grains de sable en moustiques. Les troupeaux se couvrent de pustules et deviennent des plaies mobiles laissant au vent le soin de répandre l’odeur de pourri. L’ingestion par le bétail d’eaux polluées par les animaux morts fera le reste.

Les Avatars sont naturellement protégés par la matière dont ils sont faits, le foin et le bois.

Une fois encore les Dieux convoquent les Sousdieux. L’odeur les dérange, qu’ils trouvent une solution. Les Avatars sont mis à la peine. Ils creusent. Ils enterrent tout en poursuivant leur compétition. Le soir, ils fêtent les vainqueurs, dansent et coïtent et font du bruit.

Les Dieux sont plus incommodés par leur propre initiative que les Avatars qui y sont indifférents. Leur insensibilité pose un sérieux problème aux Dieux. Leur indifférence aux odeurs, leur invulnérabilité aux piqures d’insectes, aux bactéries, aux conditions climatiques déjouent les attaques des Sousdieux.

Que faire pour se débarrasser de ces Avatars ? Leur nature les rend invulnérables. La grêle n’entame pas le bois dont certains sont faits. Elle rebondit sur les sacs de foin. Les ténèbres leur sont indifférentes. Ils aiment la nuit pour leurs fêtes.

De plus en plus irrités par l’incurie des Sousdieux, les Dieux observent la compétition que se livrent les Avatars pour enterrer la puanteur.et y voient la possibilité de les éliminer.

Les Dieux mettent au point deux autres plans.

La guerre des couleurs

La décision d’éradication est prise. Le mot génocide est prohibé. Les Dieux ont la main mise sur leur création, sur ce qu’ils considèrent comme leur jouet et ils ne veulent pas s’en priver.

Les Dieux transforment la compétition que les Avatars utilisaient entre eux comme un jeu de rivalité. Ils apprennent à certains d’entre eux à tricher, à falsifier leurs résultats. Ils inventent la guerre des couleurs. Et ajoutent pour les meilleurs guerriers un espace idyllique et la reconnaissance pour les vainqueurs d’être le Peuple des Dieux.

Les jouets, on s’en lasse. Leur Majesté peut changer de préoccupation. Ne sont-ils pas sur le chemin de l’invention, de la révélation pour eux-mêmes car sans eux rien n’existe mais dans quel dessein autre que le coup par coup ? Mais ce que les Avatars ont apporté et apportent encore, c’est qu’ils ont à définir ou au moins à surveiller chaque pas qu’ils font. Ils n’inventent pas, ils ne créent pas, ils apprennent.

Les Dieux n’ont pas la curiosité d’observer l’apport éventuel des Avatars. Leur sérénité est un immobilisme. D’ailleurs les Dieux ont tout car ils ne savent pas ce qu’ils veulent.

Mais à regarder attentivement les différentes entreprises qu’ils ont menées : les grenouilles, les mouches, la pollution des eaux, les Avatars ont développé une solidarité qui a entraîné la conscience de leur unité. Solidarité efficace qui leur a permis de survivre aux tentatives de leur destruction.

Détruire leur goût de la fête et leur solidarité.

C’est ce qui place les dieux devant le dilemme : eux ou nous. Ils inventent ce qui est toujours la conséquence d’une pensée qui veut affirmer son origine : sa destruction. Le mot leur apparaît comme une évidence : la destruction du genre, de leur genre, de leur espèce. Le génocide. Il suffit de détruire la solidarité qui les fait réagir, leur socialisation. Tout est harmonie avec la durée du jour : l’effort, une première joie, la fête, une autre joie. C’est donc ce rythme qu’il faut détruire. Tout repose sur l’organisation de la journée. Cette vitalité qui vient du jour et de la nuit.

La rotation de la terre.

Donc la terre tournera plus vite. Pour ce faire il suffit de diminuer son diamètre, de la contracter afin de ramener sa rotation aux alentours de 20 heures pour que la différence, substantielle, limite dans un temps court toute réorganisation.

En augmentant la vitesse de rotation de la terre les Dieux ramènent la durée du jour à vingt heures pour détruire le mode de vie que les Avatars s’étaient construit. En associant ces deux projets ils vont tenter l’éradication des Avatars.

Il faut les tuer tous.

Qu’il n’en reste aucun.

Les dieux inventent le génocide.