LETTRE A JEAN BORREIL
Mon cher Jean
Un jour, à Tokyo, dans le quartier de Gotanda, j'ai vu sortir d'un hopital psychiatrique une infirmière qui promenait en laisse un fou. Je ne sais pas bien ce qu'est un modèle. Mais je reponds à ta lettre. Où est le modèle entre I'infirmière et le fou ? Entre I'arrière-plan et I'avant-plan de nos méditations, où est I'anti-modèle ?
C'était en 1979 et je suppose que cette sorte d'expérience s'est perdue. J'ai parlé de I'être aimé, à propos de la peinture de Matieu, comme anti-modèle, anti-référence. Hegel disait une phrase curieuse : "A la facilité qu'a I'esprit de se satisfaire se mesure I'étendue de sa perte."
L'étendue de cette perte, est-ce I'infini dont tu parles ? Est-ce une totalié perdue, sans cesse multipliée, fragmentée, répétée et désirée ? Matieu est-il le peintre de cette étendue et de ces fragments?
Je reviens à mon anecdote. Mon fou japonais était habillé comme un croisé. II faisait une croisade. Je ne sais pas laquelle sauf I'écume sur les lèvres. Quelle mer humaine ! Tout en blanc, avec une ceinture et deux bretelles qui rayaient, en se croisant, le torse par devant et par derrière.
Le costume des bagnards disait à peu près Genet est rayé rose et blanc. Je peux me tromper. Je cite de mémoire. Mais Mondrian, que rage-t-il ?
Je reviens encore à mon anecdote. A la ceinture, la laisse. Avec un jeu de trois ou quatre mêtres, probablement. Peu à voir avec la peinture ? Pour moi, si. Peu à voir avec le modèle ? Pour moi, si. Peu à voir avec I'être aimé ? Pour moi, si. S'attache-t-on à la joie ? à la folie de la joie ? comme un chien ?
Et voici mon fou qui tire et tire encore sur la courroie. Je n'ai pas seulement du chien et du fou chez Vélazquez mais surtout dans la courroie, dans la laisse du quotidien. Le tableau du quotidien, on n'en parlera pas. II n'est pas signé. Personne n'en parlera. Pourtant le regard se fait là. Le regard est une absence de signature. Comme une parole volée. Nous parlons sur Matieu. Donc sur une signature. Ce qui m'intéresse chez Matieu, ce n'est pas cet infini dont tu parles dans la répétition du dessin. C'est le palimpseste de son absence de signature. C'est un homme absent derrière la toile. Et cette absence n'a rien d'hégelienne. N'oublie pas qu'Hegel souhaitait une monarchie constitutionnelle. II n'y a rien de tel dans un fauteuil renversé.
Je reviens à mon anecdote. S'attache-t-on à la folie, à la fureur de la joie ? Sans mon fou, sans mon croisé, quelle lecture du parfum des fleurs, de la ligne fuyante des trottoirs, de la saoulerie des détails ?
Et si I'arrière-plan était une belle infirmière qui retient I'écume de I'avant-plan ?
J'en arrive donc a la métaphore dont tu parles. Cette métaphore est dans tes yeux, dans tes souvenirs. Peut-être que tes souvenirs tendent à devenir des icônes. Et que ton regard icônique de philosophe ? je ne connais pas un seul philosophe qui ne pense pas en forme d'icône ? Rassemble le dispersé là où pourtant le dispersé demeure. Je crois, par exemple, que le dispersé est pornographie. Et dans la peinture de Matieu, il y a une pornographie qui est le juste écho du dispersé. Pour moi, la pornographie, c'est la manie du détail. Cette manie est un antisystème.
Philippe Sergeant