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Ces fauteuils, nous dit le titre, seraient ceux d'un banquet.

Faudrait-il y voir un de ces repas prétextes à l'exhibition, ou, mieux dit, à l'exposition d'une fraternité ? Fêtes de l'amitié ou de cette égalité exposée que manifestaient les défenseurs de l'idéal républicain au XIXème siècle ? Ou, en remontant le temps, une de ces légendes d'amour, fables qui rivalisent d'intelligence pour nous parler du même et de l'autre de leurs relations ? Mythe de l'androgyne tel que le rapporte Aristophane dans le Banquet de Platon ? Voie (ou voix?) amoureuse par laquelle Socrate nous achemine au Beau, ou encore ressaisir dans ces fauteuils quelque Cène inavouée et marquée, dans une double référence à la fable du Nouveau Testament et à l'histoire de la peinture, d'un excès de signes qui désigne ce dessin de plus donnant à voir le supplément de l'ombre, de la seule ombre portée d'un fauteuil absent ?
Ainsi, ce banquet serait-il lui-même plus qu'un titre. Une légende à son tour ? Car ces fauteuils sont vides de tout occupant. Parce que, si Dieu a créé l'homme à son image, il n'y aurait pas plus d'image possible de l'homme, pris entre le trop de qualités et le sans qualités, qu'il n'y a d'image possible de Dieu ? Et alors, à tenter d'en donner une image - et même dans un devenir-animal - le tableau conduirait à une réponse qui effacerait la question. Questionnant cet irreprésentable, Picasso figurait l'altérité de la femme et le hors de soi de la culture dans l'Eros, la prostitution, dans la double violence du cubisme et de le statue africaine; Matieu refait ce chemin pour son compte et ses " personnages " sont drapés et masqués comme des acteurs du théâtre grec antique. Ce faisant, il découvre un espace d'indécidabilité: que sont ces figures ? homme ou femme ? humain ou statue ? Et de même, ce " paysage " de fauteuils, serait-il d'avant ou d'après le banquet (certains de ces sièges ne sont-ils pas renversés, comme dans un tohu-bohu d'après-boire ?). Monde ambigu en attente de l'humanité ou que celle-ci a déjà abandonné. Abandonné ?
N'est-ce pas trop dire ? Et ces fauteuil, vides de tout occupant, n'en présentent pas moins un joyeux aspect. Rouges par exemple, la couleur de la passion. Et ils sont et insistent dans leur état, ou plus exactement, au rythme des variations des dessins et des peintres, dans tous les états. si bien que l'absence que présente le vide des fauteuils pourrait aussi bien être dite par un philosophe présence de l'être-là du fauteuil dans les variations de son apparaître. " Sedere " signifie être, et aussi - dérisoirement - être assis, rappelle le peintre citant le philosophe. Dès lors, le tableau ne saurait être représentation; il est présentation de ce qui insiste dans le dérisoire. et donc, non pas un improbable modèle qui serait levé du fauteuil et aurait quitté la scène (pour aller où ?), mais ce sur quoi il était assis et qui reste, qui est le reste, ce qui reste dans son insistance. Peinture de l'absence en tant que l'absence, c'est paradoxalement ce qui est, comme est la blancheur de Moby Dick citée par le peintre dans son catalogue.

Mais, on ne saurait présenter ce qui est tel qu'en lui-même et le réalisme, c'est l'impossible. Il y faudrait un regard divin ou du moins une vision de Dieu. Ne restent, comme dans la chasse à la baleine blanche, que des apparaître partiels, éclats, moments, fragments en un mot qui viennent " démaquiller l'image " et fissurer le tableau, non pas de l'extérieur (rasoir, lacération ou brûlage), mais bien, par leur agencement, de l'intérieur de la surface peinte . Travail qui se construit, non sur un point de vue, mais sur une ligne de fuite où le peintre paralyse le regard du spectateur par le désarroi du désarrangement dans un jeu de perspectives où une nouvelle fois, est questionnée l'histoire de la peinture et des formes qui l'ont constituée depuis la Renaissance et où un fond de carrelages eux-mêmes " déconstruits-reconstruits " devient mur et oppose sa verticalité à une figure (les fauteuils) qui propose à son tour le tissage et la tresse indéfinie (c'est d'osier que sont " faits " ces fauteuils, c'est-à-dire du travail de tressage du peintre). Et dans ce travail, aucun esthétisme, aucun académisme du moderne non plus, juste une question: qu'est-ce qu'un tableau ?

Joan BORRELL 1986