Une sombre protestation pensante
Pour Matieu et Nicole,
à la Bastille,
à la Rayrie,
en souvenir,
à l’avenir.
Pour moi, l’histoire commence avec une silhouette de dos, un peu voûtée, mélancolique, qui s’enfonce dans un massif de stries ou courbes irrégulières, comme les plis d’un rideau de scène en train de se refermer. Cette silhouette, Matieu l’a reconnue en la traçant. C ’est celle de Sartre. L’image s’intitule (ou pourrait s’intituler) : “ Le philosophe regagnant la Caverne des Ombres ”. Sartre aveugle, à force d’avoir séjourné si longtemps et si radicalement au soleil de la vérité ? A force d’avoir soutenu, seul, avec cette ténacité qui fut sienne, l’Idée de totalisation ? Sartre qui cesse d’écrire ? La mort de Sartre ? A nous de décider, à nous de fabuler : la peinture est muette.
Les enchaînés de cette caverne moderne, les sous-hommes en proie aux simulacres, qui sont-ils ? Vraisemblablement, pour Matieu, les otages des plateaux télévisés, tous ceux dont on ne voit plus pourquoi ils prennent la peine d’écrire, puisque, sitôt le livre paru, ils s’empressent d’en désamorcer la forme — forme écrite, précisément —, en le racontant devant des caméras au reste de la communauté des prisonniers. Le livre vampirisé par la parole, par le commerce, par l’image. Pour le peintre, cette désertion de la pensée, cet envahissement de l’image sont agression et douleur : “ Tous les jours je regarde tout, sans que finalement cela ne me fasse rien. Notre monde d’images pose aux peintres des questions radicales, difficiles ”[1]. Et surtout il y a tous ceux que la défection de la philosophie et le règne de l’image condamnent à l’engluement dans la doxa, les prisonniers anonymes, silhouettes prostrées ou déambulant vers le néant, funambulesques victimes attrapées, comme dans une nasse, par la surface du rideau.
Quoi qu’il en soit, le philosophe nous avait quittés, et peut-être, avec lui, la philosophie elle-même. Matieu en conçut de l’amertume, et une toile au titre encore une fois platonicien : “ Le Banquet ”. Il avait appris (Heidegger a son utilité) que l’infinitif espagnol “ ser ” (être non au sens de copule, mais au sens ontologique) vient d’un verbe du bas latin qui signifie être assis. En vertu de cette accointance de l’être et du séant, un fauteuil de rotin, objet indestructible et absurde qui avait résisté à toutes les errances et l’avait suivi d’atelier en atelier, s’était retrouvé acteur unique et multiplié, cloné, d’une scène de désastre et d’abandon. La philosophie et l’être s’effondrent de concert. La dernière séance, banquet ou cène, a eu lieu, et avec elle toutes les trahisons. Il y a beau temps que Socrate a sacrifié l’agalma au respect de Lois exécrables, que Ponce Pilate a décidé de n’avoir pas les mains sales, et l’irréparable, depuis, a été consommé maintes fois. Ne reste que le lieu où tout a eu lieu : les sièges vacants, en désordre, renversés, traces d’une débandade obscure que des couleurs ironiquement joyeuses font d’autant plus sépulcrale. Matieu se mit à peindre, sur fond de cette déroute, une série de portraits d’intellectuels. “ Les inutiles ”, c’était le titre désespéré de ce travail. Survivants pétrifiés d’un monde englouti, ils voyaient les articulations mortes de leur pensée figurées par des vertèbres d’iguanodons.
Bientôt allait s’effondrer, en outre, le monde au sein duquel Sartre avait dû penser, ce monde manichéen, haineux, tranché par une paroi de béton et de barbelés, qui énonçait, par son silence minéral, par de silencieux cris suppliciés, une alternative intraitable mais simple : soit ne pas penser, soit penser synthétiquement, par-delà, au-delà, en totalisant. Et voilà que le Mur était tombé. Matieu se reprit à espérer. Le monde, peut-être, allait-il enfin devenir un. Il disait que le “ beau mot de communisme ”, peut-être, allait retrouver un sens. L’Idée de totalisation renaissait autrement, timide. Eh non. Le monde s’effritait bel et bien. Matieu cessait d’espérer, non de s’interroger, ni de rêver.
Rêver, oui. Mais sans doute dans la conscience, désormais, que le rêve est rêve ; que, du rêve au réel, la conséquence est pire qu’incertaine. “ Rêver à Robespierre ” : titre prévu d’une exposition à la chapelle de la Sorbonne. L ’Institution renâcla. Dans nos sociétés, commémorations et célébrations ont leur place, tant qu’on veut, pourvu qu’elles soient judicieusement calibrées — et commémorer Robespierre, qui y songerait ? Qui, de nos bonnes consciences démocratiques, éprouve autre chose que du soulagement lorsque cette tête assassine roule dans le panier ? Commémorations et célébrations enterrent, et Robespierre l’infâme ne mérite pas même un bel enterrement. Le rêve et la mémoire, eux, maintiennent leur objet vivant, vivace, brûlant, et sont dès lors, en l’occurrence, parfaitement inopportuns. Le titre scandaleux passa donc au rang subalterne de sous-titre, et l’exposition s’intitula : “ Ecce homo, ecce homines ”[2]. En vérité c’était la même chose. L’homme, les hommes. Le singulier et le pluriel. Sartre, toujours : “ Un homme fait de tous les hommes… ”. Matieu rêvait. Robespierre avait échoué là où Sartre, peut-être, avait réussi — encore que, là aussi, pour dénoncer les fameuses “ erreurs ” du compagnon de route, les consciences démocrates sont promptes à dégainer. Matieu rêvait à un homme qui se voulut tout d’une pièce, intransigeant, qui se voulut tel pour tous les hommes, et pour que se confondent droit naturel et droit public[3]. A un homme qui voulut l’égalité de tous les hommes. Et ce rêve donnait lieu, sur le plan pictural, à une figure dédoublée, à l’image d’un homme en morceaux, à l’image de l’impossibilité du tout. Robespierre, profil fin, aveugle, froid et portant perruque, image convenue de l’incorruptible. Robespierre, son masque mortuaire jovial, large faciès presque souriant. Le masque et le visage juxtaposés, liés et séparés par des jeux de calques et de collages. Le profil à plat, en posture de guillotiné, et à côté, triomphant, le masque de pleine lune. Etrange chassé-croisé : le vivant mortifère et le masque mort plus vivant que le vivant. Robespierre avait anticipé sa décapitation et la haine que lui vouerait la postérité, il savait que, s’il aspirait à l’immortalité, il devait y œuvrer lui-même. Aussi commanda-t-il ce moulage. Telle est du moins l’hypothèse de Matieu. Le masque, remarque-t-il, ne porte pas trace de la mâchoire brisée, brisée par le gendarme Merda. Il a donc été exécuté avant l’exécution capitale. Matieu rêve et fabule l’exécution de Maximilien Robespierre, Matieu ne commémore rien.
Et puis l’existence interrompit le rêve, contingente, inepte. Jusque là, Matieu vivait en somme de façon très sartrienne. Métronome du travail, citadin acharné, hyperactif, il aimait les rues, les bistrots, le métro ; seul l’humain l’intéressait, il haïssait la nature, et par-dessus tout ce que la nature a de plus naturel : la verdure, la couleur verte. Une ferme normande entra dans le cercle des proches, Matieu jura de ne jamais y mettre les pieds. Il craignait que tant d’herbe ne le fît vache et ne l’induisît à se mettre à brouter. Et pourtant c’est là que l’exila un enchaînement de circonstances douloureuses. Un atelier, un de plus, fut construit dans ces parages herbus. Ce n’était pas un atelier, au reste, mais un caveau, disait Matieu, et, par les vasistas, on ne voyait que du ciel. Pas d’herbe. Au milieu d’un pays gras et fertile, Matieu faisait sa traversée du désert. L’inhumain s’imposait. L’inhumain, c’est-à-dire l’arbre. Un arbre beckettien, noir et squelettique, sans verdure. Un arbre pourvu de feuilles, et pourtant hivernal, désolé. Un arbre qui dit le néant et l’amertume. “ Ça ne ressemble à rien. Il n’y a rien. Il y a un arbre ”[4]. Matieu travaillait, il travaillait à une série de toiles intitulée “ L’indifférence des arbres ”. Le monde en morceaux refluait, le monde des rêves impossibles, le monde tragique et ensanglanté de l’homme, des hommes. S’il y avait encore un rêve, c’était seulement ce rêve amorti, engourdi, ce rêve à sève ralentie dont parle Hermann Hesse, “ cette étrange rêverie dans le brouillard, où même les arbres ne se connaissent plus entre eux ”.
Matieu vivait le terroir comme une pénitence. Les fromages onctueux, la profusion du potager, la foire des veaux à Gavray, où des paysans aux trognes médiévales pelotent avec âpreté et suspicion les petites bêtes laineuses, tout cela, il l’offrait aux visiteurs avec générosité. Et puis il retournait, bougon, morigénant, s’enfermer dans son caveau, et s’employait, maniaquement, méthodiquement, à le tuer. Les arbres, sous son crayon, se dressaient, funèbres, exsangues. Enfin la nature fut vaincue. Et Matieu put revenir aux hommes.
Ou, plus exactement, aux femmes. J’imagine que certaines l’avaient quitté, qu’il en avait quitté certaines. Mais elles n’avaient jamais quitté sa peinture. “ Rêver à Robespierre ” s’accompagnait d’un songe féminin : “ Les humeurs de Charlotte Corday avant son exécution ”. Charlotte Corday avait le visage d’une femme aimée, d’un amour plus ou moins perdu. En sorte qu’on ne savait plus bien ce qui était exécuté : Charlotte, héroïque et traîtreusement languide, ou bien le rêve de l’amour, le bonheur, que Matieu considère, avec sécheresse et mépris, comme un surplus aléatoire, injustifié et éminemment périssable.
Quant il s’agissait de “ Rêver à Robespierre ”, Matieu avait fait appel à l’ami de toujours, à Pierre Verstraeten[5]. Lorsqu’il s’avisa que les femmes avaient quelque chose à lui dire à propos de ce monde en morceaux où il lui fallait se résigner à vivre, ce fut sur fond d’une rencontre avec l’autre, avec une femme, Barbara Cassin.
Matieu parle peu, de façon elliptique. C’était du temps de la vie parisienne, qui voyageait entre la Bastille et le quai de la Loire. Dans une rame de métro surchauffée, pleine de visages soucieux ou harassés, de corps tristement paralysés par la carapace des vêtements d’hiver, il m’avait dit : “ Elles sont toutes belles ”. Elles : les femmes, ces femmes. J’avais engrangé sans comprendre, comme d’habitude. Moi, de temps à autre, j’en voyais une belle et, d’ailleurs, je m’arrangeais pour ne pas la regarder, depuis qu’une de ces exceptions lumineuses, n’acceptant pas, apparemment, de me servir d’oasis de douceur dans le désert gris métropolitain, m’avait giflée pour avoir été fixée avec trop d’insistance. “ Elles sont toutes belles ”. Cette phrase déjà ancienne me revenait quand j’apprenais que Matieu, avec Barbara Cassin, préparait une exposition dont le titre serait : “ Voir Hélène en toute femme ”. Une formule —il s’agit encore de Beckett— avait frappé le peintre : “ La femme enfante à cheval sur une tombe ”. Ç’aurait pu aussi bien être Faulkner, et cette autre Charlotte, celle des Palmiers sauvages (les humeurs de Charlotte avant son mortel avortement) : “ un chaud, fluide et aveugle fondement, tombe-matrice ou matrice-tombe, cela revient au même ”. La cruauté du raccourci, le télescopage de la naissance et de la mort, soulevaient une question : et entre les deux, quoi ? Barbara Cassin, une femme, apportait des éléments, non pas pour une réponse, mais pour muer la question en problème. Entre les deux, la femme raccommode, ravaude, rabiboche, tisse et file, fabrique des ensembles viables et ingénieux, sans trop s’interroger sur le “ tout ”. Cette femme aime les sophistes, elle aime une langue sauvage, sinueuse et flexible qu’on appelle le grec ancien, elle aime aussi la peinture et nager, lutteuse, dans une Méditerranée au bleu accueillant et aux courants hostiles. Elle aime Hélène, parce qu’un sophiste en a fait l’éloge. Et elle en veut à sa mère, prénommée Hélène, de l’avoir baptisée Barbara, la barbare : si elle avait été, elle aussi, Hélène, il lui en aurait coûté si peu pour devenir hellène, presque rien, “ garder la langue un peu plus longtemps là-haut contre le palais ”[6]. Elle en prit son parti. Barbare, elle se ferait hellène, et faute de pouvoir jouer immédiatement de l’organe vocal (la langue contre le palais), elle s’approprierait patiemment la langue, les textes. Après tout, elles sont toutes de bric-à-brac et s’en arrangent avec les moyens du bord. Hélène, fille d’un dieu, d’un cygne, d’un roi, d’un ventre de femme et d’un oeuf d’oiseau, Hélène, spartiate, asiate, garçonne, courtisane fatale, chienne en chaleur et si bonne épouse qu’il lui est impossible de quitter un homme sans se remarier aussitôt avec le suivant, Hélène, jouet d’un destin cruel, enjeu politique, personnage de bande dessinée ou de roman-photo. Hélène, femme de chair, croient-ils, et surtout rêve d’une ombre. Hélène, flatus vocis, simulacre enrobant de ses charmes le cheval de bois et les oreilles avides des guerriers grecs enfermés, première voix du téléphone rose. Hélène, carrefour des songes. Le peintre renchérissait. Hélène, déchiquetée et rapetassée par de sacrilèges pinces à linge, visage de vase ancien et corps de poupée gonflable, sexe offert (“ La naissance du monde ”) ou prude silhouette de dos, en fuite, mais non sans tendre, derrière elle, une main tentatrice au ravisseur. Les troncs des arbres noirs et exsangues de Normandie se tordaient, torturés, et subitement devenaient des oliviers, hiéroglyphes énigmatiques tracés sur un ciel blanc, le ciel chauffé à blanc d’un été grec antique. Dans la profondeur éclatée d’images, de calques et de collages, de plis et de parures accrochées comme des lessives, la philologue sophiste découvrait ce qu’elle avait toujours su : qu’Hélène n’était autre que les discours sur Hélène. Barbara Cassin se lançait dans une anthologie jubilatoire et chamarrée ; elle cousait Homère à Euripide et à Alfred Jarry et à Lacan.
Je procède moi aussi par raccroc, rapiéçage, et je reviens dix ou quinze ans en arrière, je reviens à d’autres femmes et à d’autres parures. Des femmes très peu femmes, contrairement à Hélène, et des parures pas du tout hellènes : des toges barbares, celles que portent “ Les demoiselles du quai de la Loire ” : corps aux formes effacées par l’amplitude et les plis de l’étoffe, voilés des pieds à la tête, corps aux postures douloureuses, mendiantes, infirmes ; corps érigés, inquiétants, pythiques, corps de matrones un peu sorcières. Souvent les corps sont surmontés d’un masque qui ne masque aucun visage de chair. Allusion, certes, aux “ Demoiselles d’Avignon ”, mais aussi et surtout, au-delà de la citation picturale, lieu d’une question qui hante Matieu encore aujourd’hui.
Des quatre questions kantiennes, que puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer, qu’est-ce que l’homme, c’est la quatrième qui intéresse Matieu[7]. La quatrième, l’excroissante, celle qui, à l’inverse des trois autres, ne rabat pas le système kantien sur les séquences de sa propre unité (critique du savoir théorique, critique de la normativité pratique, critique du discours théologique), mais le traverse, le sous-tend de part en part en même temps qu’il en surgit.
Qu’est-ce que l’homme ? Levinas répond : le visage, “ l’événement de l’humain, qui, se dévêtant de son apparaître, en appelle, de son unicité d’unique, de sa mortalité et de son autorité désarmée et transcendante, à la responsabilité en moi. ” Matieu, par le masque, par les masques, s’oppose à cette mystique du visage. Le visage, foyer incandescent de l’altérité ? Peut-être, mais aussi et avant tout lieu de la récognition, de l’identification : le visage est ce par quoi un homme se reconnaît soi-même. Refuser cette centralité du visage, montrer qu’elle n’est en vérité le siège ni de l’altérité ni de l’identité, en dénoncer le vide, l’essentielle pauvreté, décliner multiplement ce refus, telle est la fonction des masques. Masques aux yeux aveugles des “ Demoiselles du quai de la Loire ”, surmontant des corps masqués par l’étoffe, masques qui clament : derrière le rideau il n’y a rien à voir, pas d’altérité irradiante, pas d’intériorité propre. Ou encore, autre subversion, autre “ Demoiselle ”, cette “ photo d’identité ”, privée de corps, flottant au-dessus d’un espace blanc étrangement fragmenté, et qui dit tout sauf “ l’identité ” ou l’idiosyncrasie de la femme photographiée : ici, c’est le visage même qui devient masque et ne dit plus la vie, mais la beauté pure, comme une icône, mais un icône désertée par le sacré. Plus tard allaient venir d’autres photos d’identité, des fiches anthropométriques ; elles jouxtaient les arbres de Normandie, qui avaient pris des couleurs ; pas de vert, non, les couleurs d’un embrasement, d’un incendie guerrier ; cette série de toiles s’intitulait : “ L’abandon du politique ”. L’ambiguïté du génitif était entière. Matieu se sentait-il abandonné, Matieu, désabusé, abandonnait-il ? En tout cas ces gueules effarées, traquées, captives, effrayantes de fixité, en principe destinées à l’identification des délinquants, ne renvoyaient elles non plus à nul individu, mais à l’essence de la haine et de la peur. Il y eut également, déjà évoqué, le masque mortuaire de Robespierre, chassé-croisé de la vie et de la mort qui dédouble Maximilien plus qu’il ne l’éternise. Il y eut, plus tard, subtilisé à l’hôpital, un autre masque de mort, un masque médical, celui qu’on apposait sur le visage du peintre pour le protéger lors de séances de radiothérapie. Sous X, ainsi s’intitule le commentaire de ces toiles par Barbara Cassin[8]. Sous l’impact des rayons X, les cellules bombardées luttent, vivent de leur vie propre ; accoucheront-elles, ou non, anonymement, d’un corps désorganisé, détruit, le corps de la maladie ?
Qu’est-ce qu’un homme ? A quoi reconnaît-on un homme ? A quoi un homme se reconnaît-il ? L’ascèse se poursuit. Après les masques d’aucun visage, après les visages hermétiques comme des masques, après les masques qui parlent de mort, Matieu dessine des portraits amputés de toute tête, de tout simulacre de tête, des portraits par les pieds. Un homme est-il capable de se reconnaître à ses pieds ? Rien n’est moins sûr. Matieu dessine des paires de pieds, cette fois surmontés par les étoffes. Il fait les pieds de ses modèles. Il leur fait les pieds. Cela leur fera les pieds. C’est-à-dire que cela leur donne une bonne leçon. Car il ne s’agit pas, par les pieds, de donner un solide enracinement terrien à ceux dont il fait le portrait pédestre. Il ne s’agit pas de substituer, à la centralité du visage, la centralité des pieds. Il ne s’agit pas d’un renversement semblable à celui que Marx entendait faire subir à la dialectique hégélienne : la remettre sur ses pieds. Pas d’optimisme matérialiste, les pieds ne sont pas socle efficient et porteur de l’homo erectus, les humains sont portraiturés assis —en vertu, encore une fois, de l’affinité de l’être et du séant ?—, et assis, en outre, trop haut, de telle sorte que leurs pieds ne touchent pas terre. Sans tête et avec pieds, mais aussi sans pieds utiles, fonctionnels. Dans les limbes, entre ciel et terre, ni âme ni matière. Puis, dans une autre série de toiles, les mêmes pieds touchent terre. Mais ils ne deviennent pas pour autant support d’un corps de chair, instrument de sa locomotion. C’est seulement comme origine d’une ombre qu’ils sont dessinés. Les arbres de Normandie ont pris d’autres couleurs encore, rouge, mauve, sang vivant, sang coagulé, hématome. Sur le chemin, entre les arbres violacés, au pied des pieds, une ombre. Hamlet parlait de la fragilité de son “ enveloppe mortelle”. Quitter “ l’enveloppe mortelle ”, c’est ce dont parlent aussi les muettes ombres rouges, telles de longues larmes de sang.
Dans Les Chemins de la liberté, Boris mesurait sa finitude au nombre d’œufs au plat qu’il pensait pouvoir ingurgiter au long de son existence. Matieu, sur les chemins de sa liberté, mesure et remplit le temps en répétant la touche, le coup de crayon, le motif. La répétition, en un point critique, finit par basculer, et faire une différence. Répéter : c’est le geste pictural qui accomplit, dans l’action, ce dont les masques sont le signe ; répéter, c’est nier le sacré de l’auteur, l’unité de l’œuvre, comme les masques nient la centralité du visage. Les épisodes, sous le crayon, s’engendrent comme d’eux-mêmes. Arbres de Normandie, sans sève, en noir et blanc et gris. Troncs d’oliviers. Puis les troncs raccourcissent, se redressent, se font bouchots d’une plage normande. Un jour, sur cette plage, entre ces bouchots, Matieu avait été rattrapé par la marée. Fut-ce alors, quand les bottes se remplissaient d’eau, quand la mer montait jusqu’à la ceinture, que les bouchots prirent la figure menaçante d’une armée en marche ? Je l’ignore. Reste que les bouchots, incrustés de moules tout comme les soldats sont bardés de cartouchières, deviennent les acteurs picturaux de l’opéra de Zimmermann, Les Soldats. Un opéra : c’est la voix toujours, mais non plus la voix ensorcelante d’Hélène, de la femme ; la voix des hommes, et une voix qui se fait cri. Avec les bouchots, c’est le retour du politique, et aussi, mais cette fois dans la révolte, la continuation d’un motif qui se laissait deviner dans les fiches anthropométriques : si les soldats sont de bois, c’est que l’homme peut se montrer aussi indifférent à l’homme que le sont les arbres. Le plus souvent, les soldats sont des sous-hommes, des piquets, des pieux qui violent, qui empalent, ou de lugubres empotés ; la plupart des armées sont de pacotille, rassemblées seulement par ces faux liens : la haine et la peur. Matieu , ici, s’en prend à une certaine forme de mémoire, celle qui ne commémore que pour oublier, celle qui emprunte des trajets d’émotion, verse une larme et panse les plaies. Celle qui fait “ la banalité du massacre ”[9]. Banal, aucun massacre ne l’est. Maintenir les plaies ouvertes, s’interdire les larmes, penser plutôt que panser : selon cette exigence s’est construite une autre série de toiles, intitulée, précisément : “ La banalité du massacre ”. “ Il y a, en ce moment, une manipulation du concept de mémoire qui m’agace. La mémoire en soi ne veut rien dire. Ce qui doit être mis en avant […], c’est le jugement ”[10]. Le jugement, c’est-à-dire l’intelligence, donc la vie, ou du moins sa possibilité, son éventualité, une brèche dans l’horreur. Et puis les bouchots s’évanouissent, ce sont de nouveau les arbres de Normandie, mais allumés de lugubres couleurs de sang et de viande, et les ombres sur le chemin, comme prêtes à traverser l’Achéron… Et puis, et puis… L’histoire continue, les points de suspension s’imposent. Enveloppés dans le trait de crayon, d’autres épisodes, d’autres transformations, encore invisibles, attendent leur heure. “ Et j’ai trois fois vainqueur traversé l’Achéron. ”
Un peu partout dans le monde sévissent la soldatesque, les fous de Dieu, la mort. Quelque part en Normandie, dans un atelier, se construit une sombre protestation pensante, jugeante. Matieu travaille.
Juliette Simont
[1] “ Voir et dire. Débat avec le peintre Matieu ”, in : Le Cahier du collège international de philosophie, n°4, 1987, p. 98.
[2] “ Ecce homo, ecce homines ”, à la chapelle de la Sorbonne, février-mars 2000.
[3] Cf. Matthias Tripp, Maximilien Robespierre. Pour Maurice Matieu, Actes Sud, 1995.
[4] En attendant Godot, Minuit, p. 122.
[5]Pierre Verstraeten, Ecce homo, ecce homines. Rêver à Robespierre, Art of the Century, New York.
[6] Barbara Cassin, Voir Hélène en toute femme, éditions Les empêcheurs de penser en rond, 2000, p. 27.
[7] Kant, Logique, trad. Guillermit, Vrin, 1997, p.25.
[8] Maurice Matieu, Sous X, illustrations de Barbara Cassin. Suivi de “ Matieu, l’absent ”, par Philippe Sergeant, éditions Actes Sud, 2003.
[9] Le 11 septembre 2001, l’exposition était en place : “ La banalité du massacre ”, à la maison Berthelot , Lyon, septembre 2001.
[10] François Derivery, Maurice Matieu, Deux entretiens, E.C Editions, 2000, p. 32.