L’avenir du portrait


Il n’a cure des genres. Pour Matieu, toute série — il ne peint pratiquement que cela, des séries, composées de fort nombreux éléments, ou tableaux, esquissant dans le nombre le virtuel d’une infinité, in achevant dans le fini leur achèvement­ — est, chaque fois, la création d’un genre. Le genre « Robespierre », le genre « Masque », le genre « Cet amour », le genre « Arabesques », j’en passe et des meilleurs. Vous ne connaissez pas, vous ne reconnaissez rien ? Vous allez, avec la dernière série de Matieu, gagner un repos bien mérité. Le genre est connu, fort ancien, reconnaissable. Classique, en somme (Matieu est un classique, de toutes façons, de toutes les façons, et pour toujours). C’est le portrait. Le voici revenu, ce bon vieux portrait, cette exaspération picturale du nom propre, cet encorbellement du corps, ce visage définitivement et heureusement soustrait à Levinas, hanté qu’il est par l’être et fort indifférent au devoir-être. Hourrah pour lui, qui nous a tous connus et tous aimés, le portrait de celui ou de celle, duchesse ou croque-mort, dont nous n’avons rien à cirer, mais qui éternellement nous regarde comme si nous lui importions extrêmement. En sorte que par dévotion de la peinture, la peinture éclatante portée par ces gens solennels et défunts, nous leur rendons ce regard comme s’il leur était adressé, bien qu’il ne vise, au-delà ou en-deçà d’eux, comment savoir, que la surface fallacieuse dont ils sont faits.

Matieu prend le problème, comme il fait toujours, par le travers. Vu que toute ressemblance finit par ne plus importer à quiconque, et que la peinture mange le peint (mange son pain mal blanc ?), on partira d’axiomes un peu contraires à ceux qui prévalaient. D’abord, on convoque seulement des gens qui comptent, je veux dire : qui comptent pour Matieu. Des gens qui ont avec son existence réelle de longs rapports définissables. Pas de lointaine bourgeoise indolente dans sa robe de velours bleu, pas de commande passée par le vice-roi ou l’arbitre des élégances, pas d’institués majeurs, médecins en corporation ou militaires moustachus. Pas non plus de Pape en voie de décomposition, comme chez Bacon. Des amis vrais, de longue date, des interlocuteurs, des femmes toutes proches…On peindra la série de la vie aimante-pensée, portrait non figuratif du peintre intime et durable tel que le tressent les figures extérieures bien réelles qui le peuplent. Et « figures », à son tour, doit être un peu déplacé. Puisque tout visage est accablé par les interprétations qu’il propose («Quelle tristesse ! », « On dirait qu’il sort du lit », «Vous avez vu le reflet de colère dans l’œil ? »…), on partira du document le plus éloigné possible de toute expression, de tout symbole de l’Autre comme intériorité divine : une photographie de ses pieds. Et comme il faut que ce détail puisse entrer en dialectique avec quelque instance du Tout, on prendra mesure de l’ombre portée, silhouette dure autant qu’évasive de l’ami(e) portraituré(e). Il ne restera plus qu’à le, ou la, disposer entre ombre et pieds. Il faudra que la peinture peigne Matieu, en tant qu’il portraiture, prenant l’ombre au pied de sa lettre. Alors la série dira que le portrait de l’avenir est un autoportrait que composent les faux portraits de ceux qui vous importent, tels que retirés de toute interprétation expressive par leur mise au pli du rapport entre la généralité de l’ombre et la particularité du pied.

Reste à faire tout cela. Si forte qu’en puisse être aujourd’hui l’injonction, et si habile qu’il soit à en déployer les fastes, Matieu n’est pas homme à se satisfaire du concept. Il faut la surface, la règle, la patience. Le chiffre matériel du portrait, ou en tout cas de son avenir. Comment régler sur la toile le rapport sans mesure du dépli allusif du tout et de la trivialité formelle du détail ? Qu’on me permette sur ce point d’user de ces métaphores (ou explications ?) mathématiques dont c’est un fait que ni Matieu ni moi ne sommes avares. Admettons que la deuxième moitié du XXe siècle ait été, en mathématiques, le temps de la géométrie algébrique. Admettons donc que le point de pensée ait été celui-ci : comment produire, des opérations ou algorithmes de l’algèbre, une récapitulation topologique ? Comment élargir l’intuition cartésienne (une équation est aussi bien une courbe) jusqu’au point où l’on peut dire qu’une opération est aussi bien un espace ? Ou qu’un groupe est aussi bien l’invariant d’une surface ? Comment, inversement, indexer des structures algébriques sur des espaces, de telle sorte qu’on obtienne une sorte de torsion, de flou novateur, dans la disposition cristalline des formes initiales ? De profonds, de miraculeux théorèmes, vont dans cette direction. Eh bien, l’avenir du portrait tel que Matieu le pense et le peint est dans la descendance de ces miracles rationnels. On va intégrer les composantes « brutes » prélevées sur chacun par la stupidité photographique (ombres et pieds) dans un processus où la construction savante de l’espace fait « groupe » (ou système de répétitions normées) de motifs eux-mêmes extérieurs l’un à l’autre, comme peuvent l’être des silhouettes d’arbres et des motifs ornementaux de palais arabes. Surgira alors une totalité magnifique, et souvent magnifiante, de ce que le portrait y devient l’image désaccordée d’une présence, dans le tapis d’un espace algébrisé par les signes qui le composent.

Conjoindre ce qui est extérieur par de l’extériorité supplémentaire : tel est le chemin proposé. Après tout, classique à sa manière. Les portraits à l’ancienne ne devaient-ils pas enchâsser la ressemblance dans un réseau symbolique (costume, décor, objets fétichisés…) dont c’était à l’art du peintre que revenait seul le pouvoir de situer cet ordre symbolique non au plus près, mais au plus loin, de ce qu’on pouvait faire dire au visage mort du Sujet ?

Mais n’oublions pas que l’étrange pouvoir ultime de ces tableaux s’attache au fait que cette présence à la fois dispersée, nombrée et spatialisée, vise à la fin l’intimité discrète et pensante du peintre, et non la froideur cérémonieuse d’un Puissant. Si chaque tableau s’attache à un nom propre, celui du Visiteur singulier qu’imprime dans les signes la récollection de son démembrement, la série ne dit que Matieu lui-même, enfin devenu, le Hasard vaincu touche par touche et ami par ami, la géométrie algébrique de son existence.

Les tableaux qu’ombre et pieds je suis sous mon nom propre te composent en partie, cher ami, cher grand artiste, et c’est à ce titre que je m’y reconnais, sous une maxime qu’éclaire, absolument, la série que tu achèves : l’avenir du portrait est qu’il soit invariablement celui de l’Autre, tel qu’en toi-même tu te changes quand ta fragmentation équivaut à toi-même, étale, et quand ton unité équivaut à ce nombre, infini, qu’ultérieurement tu seras.

Alain Badiou