Ode pour Matieu

Y rayonne le règne de la raison
dans le déni de la rationalisation
ici se dit le geste qui émane du lien
entre la main et l’œil lucarne de l’esprit
geste qui se donne à l’excès
à l’énergie qui déborde
allant vers ses errances
dans la multiplicité des contrées
celles qui sont reconnues
et celles que l’ostracisme dévie
l’Afrique délivre ses éclats
de Mali à Maroc
migrant vers les lueurs de Normandie
au lieu-dit saint hospitalier
à l’abri de l’arbre grand
gardien du carrefour
où se partagent les bâtis de la Raynie
vers l’ombre des chemins bas
qui se sacrifient au papier à la toile
où se dose la trame épandue
d’un zellige qui se décompose
dans la révélation de sa rigueur
le bleu et le rouge regardent
vers le noir qui sillonne le tissu
d’une chemise où avait agi
une pastorale des bords du Niger
sans occulter les masques
magie qui secoue le visage
des demoiselles en leurs métamorphoses
elles éructent sans perdre la face
dans le maintien d’une allure d’orgueil
érigée au cœur de l’espace
que destitue la raison
dans le raisonnable aboli
où se repère les médiations d’Alberti
pour qui a déserté Euclide et Ptolémée
après avoir dérouté al-Hasan
pour saluer Galilée et Newton
avant de rire avec Einstein
et entrer dans tant de brèches
qui affinent la combinatoire pointant
le savoir qui peut détruire la terre
vers cette fission que provoque
le heurt du feu et de l’eau
arme de terreur qui chemine
le long de la voie secrète
cachée sous les plis géométriques
ou ce qu’il en reste là où il n’y a plus
de haut ni de bas plus de droite ni de gauche
l’ombre se découpe entre les tessères
qui se resserrent la forme va
vers sa destinée où elle éclate et se diffuse
pour s’insinuer voisine du bestiaire
qui sur l’autre bord s’insère
entre ce qui se ramasse de l’homme
et de la femme où Eros rôde
et dicte au peintre ses impératifs
ne donne aucune illusion au volume
reprends la fable du tapis qui vole
accorde la certitude du doute
à quiconque croit que telle terre
fut offerte par Dieu à ceux
qui se voient façonnés à Son image
ou que tel Livre contient
en toute éternité Sa parole
c’est cet atome du temps
où s’abîme la foi
que le peintre calcine
dans l’évidence d’une histoire
fille de tant de manigances
à l’accueil de ces ondes qui inondent les sens
je gagne ma sérénité du matin
et je réserve ma révérence du soir
dans la matière qui frôle mes yeux
je vois l’irrésolu de la question
que pose la main qui s’est saisie
du pinceau du fusain pour frotter
la blancheur du papier ou éclabousser
la rugosité du lin comme pour se charger
du réel du siècle que la voix du philosophe
qui a déniaisé l’approche de Dieu
ramène à la Nature en sa part d’énigme
en ses irruptions soumises à une nécessité
aux ressorts dont la connaissance est différée
lévitation et suspens auxquels s’ajoutent
les aléas du hasard qui me réclament d’aimer
en me désolidarisant du vulgaire
qui s’est essoufflé à nouer les fils de la théologie
et de la politique je serai partisan
d’un départ les yeux ouverts à toute heure
sur les horreurs qui jamais ne s’allieront
à la banalité, banalité dites-vous
mais c’est un registre qui dans ce phalanstère
reste à jamais fermé ensemble de maisons
comme la peinture qui s’y fabrique
elles ont leur enclos leur volume
elles exaltent la raison dans l’éloge
de la dissémination et de l’éclatement
elles autorisent le report vers une vie solitaire
dans une communauté prête à tout instant
à se faire et à se défaire à pactiser
et à se dissoudre moments de grâce
et de frissons les pieds posés
sur la énième dimension
d’une géométrie réinterprétée
au cœur d’une tradition qui en ses déviances
s’actualise par devoir de liberté
dans la projection d’un vitrail
qui procède d’une autre innovation
à l’intérieur d’une autre tradition
plus proche des arbres qui nous environnent
dont les racines surprennent le regard
dès qu’elles s’envolent après qu’elles fussent
déterrées dans l’air qui enveloppe
le fournil où j’écris en voyant se déliter
les fragments d’une peinture
qui fait écho à la double marche du sol
et du verre colorié qui reçoit le soleil de mai
lambeaux qui flottent dans la concertation
des lignes de vent qui se fixent sur le support
portés par l’idée d’un arrachement
qui au nom de la raison aiguise l’interrogation
dans la diversité des données
qui varient en leur lever comme en leur visée
elles ont pour dessein de désencadrer
ce qui est déjà encadré les plans s’amassent
s’attirent se disloquent dans le choc à venir
à jamais retenu dans les rets d’une virtualité
qui met en réserve le retentissement du tocsin
qu’amortit la frondaison et l’herbe haute
qui sera tondue en une après-midi
par douze bouches avides qui bourdonnent
dans le frémissement de leurs robes blanches
tachées de noir résonance que ne reçoit
aucun tableau dans le prolongement
du chemin bordé de halliers laissés
à leurs aspérités c’est là que la fiction
du peintre sème les pas de ses ombres
imitant la frappe de Robespierre
sur le podium qui le conduira à tendre
la nuque vers l’éclair d’une verticale
fendue par le tranchant de la lame
le paysage s’imprègne du mythe
où s’étanche la soif du tragique
qu’aimante le tableau où je perçois
la mort des portraits qui regardent
ce dedans invisible qu’aucun
artifice ne comble ni ne creuse
non qu’il faille croire que ces visages
ont à se détacher comme une dame de Byzance
qui viendra par derrière vous tapoter
sur l’épaule pour vous gourmander
vous sermonner vous rabrouer
dénoncer en vos manières l’insuffisance
du sentir et du penser lorsque tu suffoques
à la contraction qui t’écourte le souffle
en peinant sur les chemins qui montent
en direction de l’Autre où traquer
les secrets du cœur dans l’alliance
qui révèle combien sont perplexes
les fedele d’amore dans leur amour
et combien ils sont troublés face
à cette peinture qui dérive de l’esprit
mathématique et politique et qui se fait
amie de la complexe machine logique
que j’abandonne aux siens mêmes
me contentant des bribes qui fleurissent
sur les lèvres de l’idiot qu’illumine
le souvenir des contours qu’il a vu sur la tierce
rive dans un bois d’Amérique au spectre
de l’Indien hilare et jubilant devant le cormoran
en crucifix qui sèche au soleil après avoir
plongé en quête d’une proie marine
oiseau noir rutilant sur la roche noire
qui en plein midi a été aveuglé
par un appel de phare que le peintre alerté
a actionné de l’autre côté de l’Atlantique


Abdelwahab Meddeb